L'éditorial

Quand l'âme du Cap-Vert, chante la saudade

La saudade ou sodadi en créole, est ce sentiment identitaire inextinguible qui bat dans la poitrine de chaque homme ou femme du Cap-Vert. On a tenté de façon maladroite de la traduire par un sentiment de nostalgie intense, ressenti par ceux qui ont pris la mer et ont quitté leur île chérie, mais ce terme n'est pas assez fort pour rendre compte de tout ce que contient ce mot, simple en apparence, mais imprégné de puissance et de mystère. D'ailleurs ne dit-on pas que traduire c'est trahir ? La saudade fait partie de ces mots que n'on ne peut traduire sans trahir son sens profond.
La saudade parle de tous ceux qui sont partis et qui reviendront inévitablement à leurs racines, au lieu qu'ils ont quitté et qu'ils portent en eux comme une seconde peau. Car oui, le Cap-Vert, ce ''petit pays'' chanté par la diva aux pieds nus Césaria Evora, possède un charme puissant, qui attire ses enfants dispersés comme une poule rassemble ses poussins.
Sa nature bienveillante, son soleil clément, sa douceur de vivre, ses maisons colorées, ses fruits exotiques aux saveurs rares, son peuple chaleureux, son folklore animé, tout participe à entretenir la nostalgie chez ceux qui sont partis chercher un avenir meilleur, sans savoir s'ils reviendront un jour.
En posant mes valises sur l'île de Sal, en entendant des bribes du criolu (le créole de l'île) ici et là, quelque chose a remué profondément mes entrailles, un sentiment de paix et de bonheur m'ont envahis, semblable à ce qu'éprouve un soldat lorsqu'il rentre enfin à la maison. J'ai ressenti le baiser de ma terre mère et ses mains invisibles m'enlacer, et alors que j'ai fermé les yeux et me suis laissée aller à sa douce étreinte, une larme a roulé sur ma joue.
En arpentant les rues pavés d'histoire, j'ai songé à tous ceux qui la mort dans l'âme, étaient partis chercher fortune et qui fidèles à leur promesse, étaient revenus à l'appel de la saudade.
Une multitude de sons résonnaient dans l'air : le bruit animé de la ville, les taxis locaux qui klaxonnaient pour se frayer un chemin dans la dédale des bouchons ou encore les marchandes de douceurs, assises au bord de la route, qui interpellaient les voyageurs. De quelques maisons blanchies à la chaux, s'échappaient des airs de morna plaintifs, mêlés au goût de la mer que le vent emportait au loin.
Comment décrire le retour de l'enfant du pays ? Celui qui revient est accueilli avec fortes démonstrations de joie et pour lui montrer à quel point la saudade tenaillait ceux qui l'attendaient, famille ou amis, on tue pour lui le veau gras, on festoie et on se réjouit jusqu'à la lueur du jour, au son d'une funana enragée et du batuque.
Mais voilà, l'appel du large viendra à nouveau faire cesser les danses et ses chaînes invisibles sépareront le fils de la mère, l'époux de l'épouse, la fiancée de son fiancé, l'homme de son île ; car la saudade est un exil volontaire, un déracinement douloureux qui ne dit pas son nom. Mais l'espérance du retour est vivace dans chaque âme du Cap-Vert qui chante la saudade, cette douce nostalgie, comme pour se souvenir, ne pas oublier et surtout, revenir, un jour...
